• lundi 18 mars 2013  

    L'Algérie et ses écrivains, 2° séance 

     

    IBN BATTUTA et IBN KHALDUN, XIV° siècle

    Nous en étions restés à la fin de l'antiquité romaine avec Augustin d'Hippone. En 430. Les Vandales assiègeaient sa ville et, comme ils arrivaient d'Espagne, et avaient conquis auparavant toute l'Afrique du Nord, c'en était fini de l'empire romain d'Afrique.

    Le royaume vandale lui succède pour un siècle, royaume chrétien dont la foi religieuse va à l'arianisme, pour lequel le Christ n'est pas l'égal de Dieu. Les Berbères résistent, les donatistes s'allient même aux colons romains contre les occupants vandales.

    Au milieu du  VI° siècle, (534) le royaume vandale s'effondre face aux Byzantins de Justinien. Pendant un autre siècle, la Méditerrannée redevient un lac romain, mais de l'empire romain d'orient, cette fois. Ils fortifient les villes, contre les éternels rebelles berbères. Mais l'Afrique du Nord appartient toujours au monde chrétien, même si les Byzantins introduisent de nouvelles querelles théologiques.  

    En 637, au milieu du VII° siècle, la conquête arabe atteint l'Afrique du Nord. Les tribus berbères résistent: une prophétesse, la Kahina,organise avec un certain succès la résistance mais elle meurt en 700. Leur islamisation est rapide et massive. Ils vont même aider à celle de l'Espagne. Ils gardent cependant leur langue et leur mode de vie. 

    Ce n'est que quatre siècles plus tard avec l'invasion des Beni Hillal  (des tribus nomades du sud égyptien lancées sur le Maghreb par un calife du Caire pour punir une sédition) que l'arabisation commence vraiment. (XI° siècle). La destruction de leurs terres agricoles par le nomadisme a accentué leur soumission. Les mêmes Berbères en quelques siècles sont devenus musulmans et arabophones. Il reste cependant des berbérophones jusqu'à nos jours.

    Quelques notions sur l'Islam: 

    A la mort du prophète Mohammed, quatre califes “bien guidés”: Abu Bakr, Omar, Othman et Ali . Puis séparation en trois tendances: les orthodoxes qui suivent la tradition , la Sunna, faite du Coran et des dires du Prophète, ce sont les Sunnites.

    les  partisans du 4° calife, Ali, les Chiites.

    les dissidents, “ceux qui sont sortis” les kharijites, anciens partisans d'Ali, puis opposés à lui.

    Pour le sunnisme, s'ajoutent quatre écoles de droit musulman . En Afrique du Nord, c'est l'école malikite, dont font partie les deux auteurs étudiés: Ibn Battuta et Ibn Khaldun. (sources: Coran et tradition, consensus, analogie, exemple des Medinois du temps de Mohamed).

     

    Le XIV° siècle 

    En Europe  a été très difficile: sécheresse, froid intense, puis humidité, Peste Noire qui tue un tiers de la population européenne, guerre de Cent ans et ses famines. Voilà comment finit le Moyen-âge. En France c'est le règne des premiers Valois, les auteurs célèbres sont le chroniqueur Frossard, la poétesse Christine de Pisan. En Italie, Pétrarque, en Angleterre Chaucer, en Iran le poète Hafiz de Shiraz.

    En Afrique du Nord, appelée dans le monde musulman Maghreb (c'est-à-dire l'Occident), plusieurs dynasties berbères se succèdent . Les différents royaumes ont des frontières fluctuantes. Il n'y a pas à proprement parler, de Maroc, d'Algérie, de Tunisie. C'est pourquoi j'ai un peu "annexé" à l'Algérie deux hommes dont l'un est né à Tanger et l'autre à Tunis. On voyageait sans encombres à l'époque et on passait d'un royaume à l'autre, sans frontière bien nette et sans nationalisme. On était dans la Maison de l'Islam (Dar el Islam) et en surface, localement, les royaumes gouvernés par des sultans s'étendaient ou rétrécissaient au gré des luttes de pouvoir. 

    L'islam sunnite a à sa tête un calife (successeur) Il sert de liant entre des populations maintenant très diversifiées: les Berbères des villes et des campagnes agricoles, qui avaient été romanisés, les anciens colons romains plus ou moins berbérisés, les Maures à l'ouest, jamais romanisés, les Berbères nomades, les débris du peuple vandale, le corps expéditionnaire et les administrateurs byzantins, les conquérants arabes de la première vague, (7° siècle) les nomades Beni Hillal (11° siècle).... 

     

    IBN BATTUTA 

    Né à Tanger en 1304, mort à Marrakech en 1377, à 73 ans. (ou bien en 1368?) Il est de famille berbère, probablement sans grande influence, on ne sait rien de son milieu, ni de sa formation.  

    Il part en pélerinage à 21 ans, en juin 1325. Il ne s'arrêtera de voyager que 29 ans plus tard, en décembre 1353, après avoir parcouru 120 000 km. Il acquiert la “science” en voyage auprès de juristes et d'ascètes . Cela lui permettra d'être juge, (cadi) en Inde et aux Maldives. 

    C'est l'auteur d'un seul ouvrage qu'on appelle la Rihla (relation de voyages) mais il n'en est ni l'instigateur ni le rédacteur. Le Sultan de Fès, à qui il est tout dévoué, lui envoie son secrétaire particulier et c'est celui-ci qui rédige le récit. Le titre réel de l'ouvrage est le suivant: ”Présent à ceux qui aiment à réfléchir sur les curiosités des villes et les merveilles des voyages.” Le récit est à la première personne, mais le secrétaire intervient, ajoute ses souvenirs à lui, reprend des récits antérieurs, insère des vers, des remarques personnelles, de longs dithyrambes au prince. La traduction que j'utilise est partielle, “nettoyée” de ces interventions.

    On peut distinguer plusieurs aspects de la vie d'Ibn Battuta: le jeune homme inexpérimenté, le pèlerin recueilli, l'ambassadeur fier de sa mission, le touriste curieux et insatiable, le courtisan bien établi.

    Il a donc une vingtaine d'années quand il part en pélerinage à la Mekke. Il s'y prend mal: il voyage seul, sans compagnons de route, sans s'intégrer à une caravane. Il souffre de solitude, de nostalgie et tombe dans des embûches. Mais dès Tripoli, il devient chef de la caravane et porte étendard. Dès lors, plus jamais il ne sera rebuté par les difficultés, les naufrages, les pillages, l'inconfort, le climat, ... 

    Comme il est jeune, sans poids ni notoriété, il ne peut être introduit auprès des princes et des grands. Il recherche alors la compagnie des saints hommes à l'ombre des mosquées ou dans les zawiyas qui sont des couvents et des hostelleriesfondée par un religieux et fonctionnant à l'aide de legs; elles sont gratuites pour les pèlerins. Il y acquiert peu à peu ses diplômes de docteur de la foi, juriste, magistrat. Il prend son temps, il remarque tout, il observe, note et fournit un bon aperçu des pays qu'il traverse, un véritable journal de route. 

    Quatre périodes dans ces voyages:

    1325 -  1327: Maghreb, vallée du Nil, Syrie, Palestine, la Mecque (1° pélerinage, un mois) Irak et Perse

    1328 – 1330: la Mecque (2° pélerinage, trois ans) le Yemen, l'Afrique orientale, Zanzibar, Oman

    1330 -1346: laMecque (3° pélerinage), la Turquie, la Mer Noire, l'Asie Centrale, l'Inde, les Maldives, Ceylan, Sumatra, la Malaisie, la Chine jusqu'à Pékin. La Mecque (4° pélerinage) Retour au pays

    1349 -1354: l'Andalousie, l'Empire du Mali. Retour définitif à Fès, dans le plus beau pays du monde, auprès du meilleur des souverains.

     Sa foi et sa pratique religieuse. 

    Il fera en tout quatre pélerinages, 1326 (un mois, bien décrit) 1327 (il reste trois ans) 1331-32 (un an) et enfin 1349, après son séjour de 8 ans en Inde et un voyage en Chine. Il fait preuve d'une émotion sincère,  d'une piété confiante et profonde. Il a du goût pour l'ascétisme et une admiration sans bornes pour les saints hommes, il les recherche, jeûne, se mortifie avec eux, il aurait aimé renoncer au monde, mener une vie frugale et austère, mais... il plaisante sur ses faiblesses qui l'attachent aux plaisirs de la vie et à ses vanités. Bien vu: c'est un grand marieur, un géniteur peu soucieux de sa progéniture, un courtisan, jugeant le prince aux cadeaux reçus, les exigeant parfois.

    Mais il demeure un musulman rigoriste dans l'observance des lois religieuses: pas de viande non égorgées, pas de boissons fermentées, pas de vaisselle d'or ou d'argent pour manger. Il respecte les prières et fait la charité (la zakat). Il “ordonne le bien et interdit le mal” comme cadi du rite malikite, il est intransigeant. Il accorde beaucoup d'importance aux Lieux Saints et aux rites du grand pélerinage, qu'il décrit de façon peu originale, reprenant des descriptions antérieures de 140 ans, ce qui montre l'aspect immuable de la Mecque. 

    Il raconte aussi quelques anecdotes, qui ont deux buts: les unes pour faire revivre le passé de l'Islam et ranimer la foi (vie du prophète et de ses compagnons, les premiers temps de l'Islam), les autres sur le présent. Et là, il montre la vie quotidienne à la Mecque, les pèlerins et leur foi profonde qui peuvent les pousser aux plus grands sacrifices, les derviches, fous de Dieu, naïfs et crédules, les Yéménites, excessifs en tout, les autorités religieuses, juristes, cadis, prédicateurs, imams, tantôt dignes, tantôt méprisables, les émirs de la Mecque, les Mecquoises si parfumées dans la mosquée...

    A part Constantinople (byzantin) et la Chine, son tour du monde se fait dans le “Dar el Islam”. Quand il rencontre des Chiites, il les voit comme hérétiques, il éprouve de l'animosité pour eux,et aussi de la commisération, car il les trouve stupides, ridicules et bornés. Quant aux chrétiens et aux Juifs, ils ne doivent pas oublier leur condition d'inférieurs, sinon il leur devient très hostile. Les idolâtres provoquent en lui de la répulsion, il les évite car ils sont non seulement barbares, mais impurs, selon la norme islamique.

    Le touriste dilettante, une fois le pélerinage accompli il va à la découverte du monde

     Ibn Battuta a visité les pays proches, Andalousie et Afrique du Nord.

    Il a aussi voyagé dans le cœur de l'empire musulman: Arabie, Syrie, Irak, Perse, Egypte, parcouru par des caravanes dont les étapes sont bien connues et déjà décrites par d'autres voyageurs. 

    Et enfin, dans les confins du monde islamique, la Transoxiane et le Khuwarizm, l'Asie Mineure d'après l'invasion mongole de Gengis Khan, la Russie méridionale de la Horde d'Or,  l'Afrique orientale (Mogadiscio, Mombassa, Zanzibar)

    Sur ces pays, il a fourni des renseignements précieux, même s'il s'intéresse surtout à la petite histoire. Pour l'Inde, les Maldives, Ceylan, Sumatra, la Chine et le Mali, il a été un témoin direct fournissant sur ces contrées presque inconnues des renseignements de première main.

    Comment voyage-t-il ?  

    Sur terre, avec les caravanes, en litière ou à cheval. Les routes sont sûres, les caravansérails assurent le gîte et le couvert ainsi que la protection des hommes des bêtes et des marchandises. Dans les villes les zawiyas lui sont ouvertes gratuitement. Sur mer, qu'il déteste et redoute, tempêtes et pirates font du voyage un danger, mais il aime les voyages sur les fleuves, le Nil, l'Indus, en Chine...

    Il apparaît comme un touriste très curieux cherchant à découvrir l'insolite, quitte à faire de longd détour pour rencontrer un homme hors du commun ou un lieu remarquable. Il semble facile à vivre, partout à l'aise, s'adapte facilement, il aime le contact humain, optimiste, il pense que la Providence arrangera tout le moment venu et c'était souvent le cas. Il est d'humeur joviale. 

    Que décrit-il ? 

    Peu de paysages, peu de choses sur la vie des paysans. Seuls les jardins et les vergers autour des villes retiennent son attention : il note avec gourmandise les fruits et les spécialités gastronomiques régionales. Les animaux qu'il mentionne sont ceux qu'on ne connaît pas dans son pays, souvent ils sont fantastiques. Les villes sont évoquées par des stéréotypes et des clichés. 

    Mais s'il n'a pas su peindre ce qu'il a vu, il a su raconter la vie dont il a été témoin dans les villes : la vie économique : artisanat, commerce, corporations et les sociétés charitables. La vie politique dont il dépendait, il l'a bien mieux décrite : le prince au  pouvoir absolu, les notables, vizirs, gouverneurs seigneurs, famille royale. Il décrit les complots, les batailles, les châtiments atroces des vaincus. 

    Les souverains qu'il a fréquentés en 29 ans de voyages sont nombreux. 

    Il cherche à se faire admettre parmi les familiers et à participer aux grands actes de la vie publique : audiences, prières à la mosquée, célébrations de fêtes, noces et funérailles.  Les princes musulmans offrent trois jours d'hospitalité au moins et des cadeaux aux voyageurs ; la générosité des grands souverains est un devoir et ils espèrent que les étrangers qu'ils accueillent feront leur renommée. Ils en attendent aussi des informations sur leurs voisins . 

    Il a tendance à évaluer l'homme selon le poids du cadeau reçu. Le portrait du sultan de Delhi est nuancé, qualités et défauts, mais quand il l'écrit, il est loin. Par contre le sultan de Fès est paré de toutes les vertus.

    Dans les cours orientales, il est frappé par l'ostentation, par l'étalage du luxe et le raffinement de l'étiquette, la richesse du décor, l'opulence des vêtements et des coiffures, la variété des mets servis (notés avec minutie) les gestes et les paroles qui font le cérémonial. Pour nous c'est monotone, pour ses contemporains, ce devait être un enchantement. 

    C'est un courtisan empressé, aimable, flatteur, cupide aussi car il avait de grands besoins et dépensait sans compter, il souhaitait obtenir des présents fastueux, des robes d'honneur, des montures de race, de belles esclaves, il quémande quand ça tarde, mais il sait se monter humble si le prince fronce le sourcil, alors il fait mine de renoncer au monde et de devenir ascète. 

    L'ambassadeur, deux fois il a fait office d'ambassadeur d'un souverain. 

    Un sultan de la Horde d'Or (Tatar) lui confie une de ses épouses, une chrétienne, elle est enceinte et veut accoucher à Constantinople chez son père, le Basileus . Il se retrouve pour la première fois chez des non musulmans et il a très peur qu'on le malmène comme « sarrasin ». Mais on lui témoigne égards et respect et il va visiter la ville, frappé par le nombre de couvents. Le récit est un peu imprécis et confus.

    Un sultan de l'Inde le charge d'une ambassade en Chine. Il va à Al Zaytoun (Quanzhou) puis jusqu'à Pékin. Là aussi c'est flou et on note des erreurs historiques. Il décrit surtout les colonies musulmanes chinoises, car les indigènes infidèles lui font horreur. 

    Est-il crédible ? Ibn Khaldun, son contemporain : « A la cour, les gens se disaient tout bas qu'il mentait ». Il exagère pour frapper l'imagination, le merveilleux incite au rêve, pimente le récit. Le rédacteur lui aussi intervient au détriment de la vérité. Mais Ibn Battuta a le souci d'authentifier ses dires, cite ses sources, exerce son esprit critique, souligne la bizarrerie d’un événement et assure qu'il n'est pas dupe.

    Au total les erreurs sont infimes en proportion de la masse de documents fournis, surtout sur l'Inde, l'Asie Mineure et le Mali.

    Quelle est la place de sa Rihla dans la production littéraire arabe ?  

    Elle s'inscrit dans la tradition des souvenirs de pèlerinage, mais il a le ton personnel du témoin direct pour raconter ce qu'il a vu et parler des gens qu'il a rencontrés. De plus, il a élargi considérablement le cadre traditionnel du récit de pèlerinage.

     Il fait un travail de reporter : faire vivre le temps immédiat dans toute son actualité et être le témoin direct de l'Histoire. Son récit n'a rien d'une étude, il ne cherche pas les causes, il n'élabore aucune synthèse, il choisit ce qu'il relate de façon subjective, pour nous distraire. C'est un conteur-né. Le style est simple, dépouillé, le ton familier, le vocabulaire peu littéraire. Ses descriptions sont monotones, mais dès qu'il se met à conter, le récit s'anime, car il sait camper ses personnages, les mettre en scène, les faire évoluer et parler. Nous sommes prêts à faire cercle autour de lui pour partager le plaisir qu'il éprouve à raconter la vie avec cette gourmandise qui lui est particulière. 

     

     


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